Le blog d'eve anne, Madrid.



Le  Testament de Benjamin  Briggs.



 MaryCeleste 286
Montréal 1870. Le Square Victoria.

  Square Victoria

 

Montréal Jeudi 19 mai 1870.

 

Les arbres du Square Victoria commençaient à dérouler leurs feuilles. Florane-Marie D'Auteuil avançait à pas légers le long de la bordure du trottoir de la rue du Square Victoria. Malgré le soleil qui avait embelli la journée, l'air était encore frais. Elle tenait bien fermé contre sa gorge le col de fourrure de son manteau d'hiver. Florane était la fille d'un diplomate  français décédé au cours de l'hiver dernier. Après un séjour de trois ans en Bavière. Elle vivait à Montréal depuis deux ans..  Elle s'y plaisait mieux, et il y faisait moins froid qu'à Québec. Elle trouvait aussi la ville plus moderne et plus vivante. Elle ne venait pas souvent dans le parc, elle était généralement occupée dans l'institut où elle travaillait le plus souvent. Florane  était multilingue, Français, Anglais, Allemand et Espagnol, et à ce titre, elle ne manquait pas de sollicitations. Originaire de Lille, en France, c'était une jeune femme célibataire de 28 ans. Elle avait appris toutes ces langues en suivant la carrière itinérante de son père. Elle avait pour elle tous les atouts: Très jolie, blonde, les yeux verts, et gratifiée d'un physique irréprochable. Chose rare pour une femme, elle était une sportive convaincue. Elle participait à toutes les compétitions de natation organisées à Montréal. Ainsi elle remporta avec brio la traversée de l'île des Sœurs. Une course traditionnelle, pas trop longue, mais dans un courant violent et une eau glaciale. MaryCeleste 176
Ses amies disaient d'elle, qu'elle était un garçon manqué. Ce n'était peut être que plaisanteries. Elle se levait souvent à l'aube pour faire une « course à pieds » de plusieurs kilomètres. Elle pratiquait l'escrime et la boxe française, la lutte, le tir au pistolet et le tir à l'arc. Rien ne lui faisait peur, Elle vivait une vie active, elle ne s'ennuyait jamais. Ses nombreuses activités sportives, étaient sûrement la source de bienfaits qui lui donnaient cette silhouette élancée qui forçait tant l'admiration. L'hiver venu, elle participait à de longues randonnées en raquettes. Ils eurent même un triste jour à se défendre contre un ours de haute taille. Florane tirait au fusil comme un homme, et l'ours n'eut aucune chance de survivre. Malgré toutes ses qualités, Florane vivait seule, mais dans la haute société. Tous les hommes qui eurent la mauvaise idée de déclarer leur flamme, reçurent une fin de non recevoir. Polie, mais sans plus. De cet état de chose, ces messieurs en conclurent qu'elle n'aimait que les femmes, ce qui était très péjoratif voire insultant, et le mépris masculin s'installa.

Florane n'avait que faire de ce mépris, c'est vrai qu'elle recherchait particulièrement la compagnie des femmes les plus « chic » de la ville. Pourtant, elle se plaisait à dire qu'elle épouserait sans hésiter l'homme qui saurait la séduire.

C'est au cours de sa dernière balade dans le parc, qu'elle avait remarqué une femme assise sur un banc, qui ne semblait ni s'ennuyer, ni souffrir du froid. Florane était passée devant elle, à cinq coudées pas plus. Elle avait croisé son regard qui n'avait pas cillé. Un regard très sombre mais pétillant, à la manière des filles de Castille. Florane avait continué son chemin, mais elle avait senti dans son dos, que le regard de l'inconnue l'avait accompagnée jusqu'au bout de la rue. Depuis, elle y pensait sans cesse. Et la persistance de ce souvenir déclencha la promenade de ce Jeudi. Florane avait  soigné particulièrement sa toilette, et le chic de son manteau, de sa coiffure et de ses bottines se remarquait de loin.
Arrivant du même côté, à la même heure, Elle aperçut de loin la silhouette assise de la femme qui l'avait tant intriguée. Elle continua son chemin, et l'inconnue la regardait venir. Florane dévia un peu de sa route, et marcha vers la femme qui semblait l'attendre. Un sourire se dessinait sur ses lèvres au fur et à mesure que l'espace entre elles, diminuait. Quand elles furent au plus près, la femme se leva et parla la première :
« Faites moi la grâce de vous asseoir, un peu de compagnie m'apporterait le plus grand bien.
‑ Mille mercis de votre bonté, J'étais justement quelque peu fatiguée. »
Un rire franc répondit à cette affirmation.
« Fatiguée? Je n'en crois rien, je vous observe très souvent, et même passer en courant le matin de bonne heure, et je ne vous ai jamais vue fatiguée !
‑ Vous avez raison. Seul le plaisir d'être près de vous m'autorise ainsi à vous imposer compagnie. Mais vous disiez m'observer souvent ?
‑ Oui, le plus souvent de ma fenêtre. » Et elle fit un geste vers les étages de l'immeuble juste derrière elle.
« Mais en restant à ma fenêtre, je n'avais aucune chance de vous rencontrer. 
Sans doute !
‑ Alors j'ai pris la liberté de vous attendre en bas.
‑ Et vous avez bien fait. C'était peut être pour cette raison qu'inconsciemment je choisissais cette promenade.
‑ Je n'en serais pas étonnée. Je m'appelle Sarah Elysabeth  Briggs.
‑ Et moi, Florane..... Florane-Marie d'Auteuil
‑ Vous êtes Française !
‑ Ca se voit tant que ça ?
‑ Il n'y a que les françaises pour montrer autant d'élégance !
‑ Vous voulez me flattez chère Madame. Mais je pense plutôt que vous vous gaussez de mon accent.
‑ Point du tout, votre accent est charmant, il ajoute l'exotisme à votre charme. Je suis Américaine, et mon accent n'est pas particulièrement chaleureux.
‑ Je vous sais gré de tous ces compliments. Je souhaite de mon côté ne pas trop vous décevoir !
‑ Sarah, appelez moi Sarah, Et je vous appellerai Florane. De cette façon, en moins de cinq minutes, nous sommes déjà de grandes amies.
‑ Vous m'en voyez très heureuse, mais je ne voudrais pas abuser de votre temps !
‑ De mon temps ? Mais j'ai tout mon temps. Et je vous l'offre de bon cœur ! Je profite de mes enfants, J'ai un bébé d'un an, Sophia Matilda, et un grand garçon de six ans Arthur,  et le reste de mon temps vous appartient !
‑ Je vous rends grâce, mais pour avoir ces enfants, il vous faut aussi un mari ? Ne va-t-il pas prendre ombrage de cette amitié ?
‑ Bien sûr ! J'ai un mari : Benjamin. Lui aussi de nationalité Américaine ! Mais il est officier de marine, alors, j'ai dû le rencontrer  quatre fois en tout. Une fois pour les fiançailles, une fois pour le mariage, une fois pour le garçon, et la dernière pour la fille. Rassurez vous, j'ai du personnel pour s'occuper de mes enfants, ainsi je peux languir de vous voir passer.
‑ Vous exagérez, je ne passe pas si souvent.
‑ Je le sais, et c'est bien pour cela que cette fois, l'audace  m'a prise de vous interpeller.
‑ Je serais venue vers vous, de toute façon ! Si tel était notre destin.
‑ J'en suis des plus heureuses. Mais ne restons pas  à jaser ici dans ce vent glacial. Accompagnez-moi pour le thé.
Si vous en avez convenance évidemment. . 

‑Je vous suis Sarah. »
L'hôtel particulier où l'entraîna Sarah, était luxueux. Florane était très impressionnée. Pour la mettre à l'aise, Sarah déclara :
Ne vous laissez pas impressionner. Tout cela c'est du toc ! Enfin je veux dire que cela n'a pas de valeur à mes yeux.
‑ Ca a l'avantage d'être confortable !
‑ C'est juste. Mais il y a, parait-il, des cabanes de trappeur qui sont aussi confortables !
‑ Pourquoi me dites vous cela. Comment dois-je le prendre ?
‑ Avec humour et le sourire, je vous connais bien, et je suis admirative de vos exploits. Moi je ne fais que rêver à autant d'aventures. »

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Devant l'air étonné de Florane, Sarah la prit par la  main et l'entraîna vers le sofa le plus proche.

« Voilà. L'un de nos amis est follement amoureux de vous. Aussi m'a t‑ il raconté sa douleur d'être éconduit quand il s'est déclaré. Il m'a parlé beaucoup de vous, de vos exploits sportifs, et de vos randonnées dans la neige, auxquelles il aurait participé, dit il, en votre compagnie....

‑ Oui, il est vrai. J'aime beaucoup l'exercice et la nature, mais je déteste les soupirants. Je vois à qui vous faites allusion. Le fait qu'il se soit déclaré prouve, excusez moi le qualificatif, qu'il est inconscient. Je n'ai jamais laissé à quiconque l'espoir de croire que l'on pouvait m'épouser.  Mais y a t il un rapprochement avec le fait que nous soyons ici ?
‑ Pas du tout, je fus simplement étonnée par la coïncidence que je « connaissais de vue », la femme dont il me parlait, tant la description qu'il m'a faite de vous, était précise. Si cela vous a chagriné, j'en suis confuse.
‑ Ne le soyez pas. Je passe beaucoup de mon temps à être désagréable avec ce genre de prétendant. Si je voulais un mari, je n'attendrais pas l'éventualité d'une déclaration !
‑ J'en suis ravie. J'ai donc droit à un régime de faveur ?
‑ Sans aucun doute ! »
En disant ces mots, Sarah avait quitté son manteau, retiré le pourpoint qui protégeait sa gorge du froid, et apparût dans une robe de satin bleu marine, serrée à la taille et  largement décolletée. Elle était des plus élégantes. Dans l'échancrure de celle-ci, les formes généreuses de Sarah jaillissaient dans la lumière des lustres de cristal.
« Vous êtes divinement belle Sarah. Je crains que vous soyez déçue de me voir.
Sarah ne fut pas déçue. Florane n'avait pas les appas de Sarah, mais la ligne de son corps était parfaite de proportions.  En voyant l'éclair dans les prunelles de Sarah, Florane fut rassurée. Sarah lui plaisait. Elle avait besoin depuis longtemps d'une relation comme celle-ci, où chaque seconde lui apporterait une source d'émerveillement intarissable. Elles étaient de la même taille, l'une brune l'autre blonde, presque du même âge, le visage éclairé du même sourire heureux.
Les deux femmes échangèrent quantité de confidences, quelques fois des plus secrètes. Le « courant » passait bien entre elles, visiblement la rencontre était une réussite. Aussi ne virent elles pas le temps s'écouler. Ce n'est que lorsque la servante Amiya demanda la permission de fermer les volets que Florane se rendit compte qu'il faisait déjà nuit.
« Mon dieu, je n'ai pas vu le temps passer, je dois vous laisser.
‑ Je vous présente Amiya. Cette jeune femme à la sublime beauté est originaire des indes, elle est à mon service depuis quelques temps. J'en pense le plus grand bien. A moins que vous ne soyez attendue, vous ne pouvez pas repartir de nuit et par ce froid, vous allez rester et vous repartirez demain quand il vous plaira le soleil dans les yeux !
‑ Je vous rends grâce mais je ne peux, mes gens vont s'inquiéter.
‑ J'envoie un messager pour qu'ils soient prévenus. Voilà, détendez vous.
‑ J'accepte donc avec grand plaisir si vous m'assurez de ne pas vous sentir obligée.
‑ Venez choisir votre chambre, Amiya la préparera pendant que nous souperons. »
L'escalier était monumental, et les murs habillés de portraits de gens sûrement illustres. Florane fut quand même très impressionnée par le « toc » de cette demeure.
« Je vous fait voir ma chambre, et ensuite vous choisirez la vôtre. »
La chambre était de dimension modeste, mais décorée avec talent, de façon sublime. Seule une femme  de goût pouvait arriver à un tel résultat. Ce qui frappa Florane, dès son entrée fut le parfum qui régnait dans la pièce. Elle se tourna vers Sarah. Celle-ci la regardait intensément, guettant un sourire, un compliment. Visiblement, elle souhaitait par la visite de cet endroit le plus secret, offrir un peu de son intimité. Florane lui rendit son regard qui pénétra jusqu'au fond des attentes de Sarah.
« Que dire ? Je n'ai jamais rien vu de pareil ! Je ne pourrai plus vous imaginer dans une cabane de trappeur ! »
Elles éclatèrent de rire.
« Détrompez vous, ma très chère, je suis une aventurière,  je pourrais vous étonner !
‑ Pari tenu ! Sarah, cette pièce est la plus belle dont une femme puisse rêver. Je vous adresse tous mes compliments.
‑Je vous montre la vôtre...Et puis Amiya « passera le moine ».
L'autre pièce était plus grande, excellemment décorée, mais il n'y régnait pas cette aura féminine qui étonnait dans la chambre de Sarah.
« Votre chambre vous plait elle ?
‑ Elle est très jolie ........
‑ Mais ? »
Florane se rapprocha de Sarah, se plaça face à elle et plongea ses yeux de jade dans le regard sombre et pétillant de son hôtesse. Elle lui prit la main, la porta à ses lèvres, et dans un souffle lui dit :
« Je préfèrerais partager ton lit Sarah..... »
Le visage de Sarah s'éclaira comme si le soleil était entré en elle. Elle passa les bras autour du cou de Florane, et l'embrassa avec passion.
« Tu ne pouvais pas me donner plus de joie Florane. »
Et elle reprit les lèvres de Florane, comme si c'était l'aboutissement de toute une vie d'attente.
A Amiya qui entrait à ce moment, elle déclara.
« Ce n'est pas utile de préparer la chambre bleue, mon amie passera la nuit dans ma chambre.
‑ Bien Madame, Je vais ouvrir le lit et passer le moine.
‑ Faites Amiya, mais en premier, sortez notre meilleur whisky et  préparez nous une collation légère.
‑ Tout de suite Madame. aryCeleste 142 Amiya ne sembla pas étonnée des ordres de sa maîtresse. Devinant cette interrogation, Sarah prit le devant et confirma :
« Ne croyez pas que c'est une habitude chez moi de  partager mon lit avec des femmes. Je n'affirmerais pas que cela n'arrivât jamais , mais ce n'est pas une habitude. Aussi bien, Amiya et mon mari ne sont pas sans connaître mes préférences. Je ne cache rien, je marche la tête haute, et ne fais aucun complexe. D'ailleurs Amiya doit nous comprendre, car je la crois habitée des mêmes sentiments. De plus elle est jolie et bien faite, je pense qu'elle doit être une belle amoureuse. Je dis cela en toute hypothèse, car les amours ancillaires ne sont pas de mes habitudes. Par contre, qu'elle satisfasse mon mari, ne me causerait aucun désagrément. En toute hypothèse évidemment ! »

Voilà, en quelques phrases, les caricatures étaient faites, et les personnages plantés. Sarah emmena sa jeune amie au salon, avec entrain et bonheur.
S'il y a bien une maison dans Montréal qui fut visitée par l'amour cette nuit là, c'était bien celle de Sarah Elysabeth. Ce qui se passa entre les deux amantes, ne peut être conté, tant les sentiments l'on emporté sur les gestes de l'amour. Les corps se sont aimés, les mains se sont caressées, et les lèvres ont bu aux sources de la volupté. Les seins ont pris l'empreinte des seins, et les serments d'amour éternel ont fleuri tout au long de la nuit.
Le lendemain matin, il faisait soleil quand elles se sont réveillées. Amiya n'a apporté le petit déjeuner que lorsqu'elle a entendu des pas dans la chambre.
Florane ne l'avait pas entendu entrer, elle n'eut pas le temps de recouvrir son corps nu, et la servante put contempler à loisir les charmes de l'invitée. Elle lui sourit, et emporta avec elle cette vision de rêve. Florane lui rendit son sourire. Cette jeune femme typée lui plaisait beaucoup.
Depuis ce jour, elles ne se sont plus quittées. Florane a déménagé, et s'est installée dans l'appartement voisin qu'elle acheta quelques semaines plus tard. Benjamin accepta qu'une porte soit percée entre les deux appartements. On ne peut pas dire qu'il était « complaisant ». Mais sachant qu'il était toujours absent, il acceptait que son épouse ait des relations avec une amie. Il voulait ignorer quel genre de relation, mais être rassuré sur la qualité de la personne. Et là, il voyait bien que Sarah en était transformée.
De plus, dans le milieu bourgeois de Montréal, ce genre de ménage à trois était courant, et les gens étaient trop concernés pour en parler, voire critiquer les gens qui se trouvaient dans cette situation. Malgré tout, l'homosexualité féminine était un sujet dont personne n'osait parler, puisque, très officiellement, ça ne pouvait exister. Ainsi, dans le cercle de cette famille visiblement heureuse, Le capitaine Briggs aurait été crédité d'une femme et de deux maîtresses, toutes trois d'une très grande beauté, ainsi pouvait il passer pour un homme heureux voire pour un mari et amant comblé.
Les deux femmes découvraient chaque jour de nouvelles raisons pour que fleurisse leur amour. Il était  tel que l'on pouvait voir leurs beautés s'épanouir de jour en jour. Rien ne permettait de savoir si Amiya participait à cette relation. Seul le fait de sa parfaite loyauté envers « ses maîtresses » pouvaient le laisser croire.
Florane était en admiration devant la beauté de Sarah : Elle lui écrivait quantité de mots d'amour qu'elle dissimulait partout, pour qu'à chaque instant de la journée, Sarah ne puisse l'oublier :
« Je rêve de tes seins à chaque instant. Ils sont ma lumière, ils sont mes soleils, mes astres de la nuit, sans eux, je ne pourrai plus vivre, je ne pourrais plus exister ......»
Le 20 mai 1871, Sarah fit la surprise à Florane de fêter l'anniversaire de leur rencontre. Ce fût la surprise pour elle de recevoir à cette occasion un superbe présent. C'était une croix chrétienne, à porter en pendentif, composée de plusieurs émeraudes,  incrustée de 4 diamants. A la base de la croix, on pouvait dévisser un petit bouchon, qui ouvrait un tube dans lequel on pouvait glisser un minuscule message enroulé. Sur le message que Sarah y avait placé, une ligne de texte :

 «  Je demande ton Amour, j'en ai besoin pour aller où je vais. Je t'aime »

C'est un bijou qui me vient de mon arrière grand-mère. Je te l'offre avec tout mon amour.
Les visites de Monsieur Briggs devinrent plus fréquentes, il consacrait beaucoup de temps en particulier avec Sarah. Devant le regard souvent interrogatif de Florane, Sarah répondait constamment : 
« Je t'expliquerai. »
La curiosité de Florane n'était que la crainte de voir leur relation en souffrir. Par ailleurs, elle comprenait très bien que des époux puissent se retrouver pour différentes raisons. Curieusement, quand Benjamin était enfermé avec Sarah, Amiya rejoignait Florane pour quelques conversations « discrètes » Il ne semble pourtant pas qu'il ait eu collusion entre les deux femmes. Mais les soirées que Benjamin passait avec son épouse et son amie étaient de véritables moments de bonheur. Benjamin adorait sa femme et admirait son amie.
Un jour enfin, Florane eut de Sarah l'explication tant souhaitée. Sarah commença son discours, en montrant par sa façon de parler, qu'elle n'était pas que la jolie courtisane que connaissait Florane, et qu'elle se tenait au courant des évènements qui régissaient la vie de son Capitaine de Mari. Il fallait bien qu'elle s'occupât de quelque chose pendant que Florane était à ses affaires.
Personne n'ignorait dans cette société Québécoise, que la guerre de 1870 entre la France, l'Espagne et la Prusse, venait de prendre fin, par la capitulation de Napoléon III à Sedan.
« Le 28 janvier dernier, l'armistice est signé. Guillaume Ier et Bismarck demandent l'annexion de l'Alsace et de la Moselle, ce qui permet à la Prusse de former l'empire allemand. Le 10 mai suivant, un peu avant que l'on se rencontre, le traité de Francfort met fin à la guerre avec l'Allemagne. La France devra  payer une indemnité de guerre de 5 milliards. Certains départements seront occupés jusqu' au paiement intégral  de la dette. Adolphe Thiers devient président de la République Française. C'était la IIIème république créée par Gambetta. Mais Bismarck ne fait pas confiance à la France, et la soupçonne de vouloir fonder une coalition des autres pays européens. La dette ralentira de réarmement de la France et le retour à une activité normale. Beaucoup d'Américains francophiles, de façon non officielle, se regroupent pour apporter une aide colossale à la France afin de régler la dette. Mon mari et moi-même, en faisons partie, et avons l'intention de nous impliquer dans cette lutte, pour une simple raison sentimentale : Nous avons une dette envers la France, c'est à Marseille que nous nous sommes connus. »
« Benjamin sera l'officier chargé d'apporter cette aide à la France. Pour cela, il devra prendre la mer sous peu, et il me propose de l'accompagner, ce qui est une pratique courante dans notre pays. Je lui ai répondu, que j'acceptais pour autant que tu viennes aussi, je ne conçois plus de vivre une seule journée sans toi. 
« Florane resta pétrifiée de stupeur. Non parce qu'elle avait la crainte de quoi que ce soit, mais simplement de voir à quel point le langage politique avait transformé son amie. Cela posait beaucoup de problèmes évidemment, tant professionnels que familiaux. Elle ne donna pas de réponse d'emblée, Elle décida de prendre un délai de réflexion. Un voyage de ce genre ayant une implication militaire, ne pouvait se décider à la légère.
Cela devint une discussion fréquente entre les deux amantes. Plus elles en parlaient, plus Florane était rétive à cette idée. Et Sarah de répéter : 
« Je ne partirai jamais sans toi, jamais, plus jamais. »
Mais en écoutant ce sermon de fidélité, Florane sentait bien que Sarah désirait ce voyage, peut être était ce là, matière à l'étonner. Sarah tenait absolument à faire savoir à son amie qu'elle était capable de vivre l'aventure tout comme elle. D'ailleurs, depuis qu'elles étaient ensemble, Sarah avait pris l'habitude d'accompagner Florane dans ses épreuves sportives. Il faut préciser qu'elle ne s'en sortait pas si mal, à part la traversée du bras du saint Laurent au milieu des phoques, elle prenait part à toutes les activités. Cela lui avait fait perdre quelques kilos, donc quelques rondeurs, que Florane regrettait. Sarah avait donc acquis la condition physique nécessaire à une telle aventure.
Florane se sentait de plus en plus tentée. Mais à chaque fois, adroitement, Sarah repoussait un peu plus loin les limites de risque d'une telle aventure.
Quand Florane accepta, c'est Sarah qui la retint.
« Ne  t'emballe pas, as-tu bien pesé tous les risques de ce départ ? Suppose que cela tourne mal, qu'il faille se battre, que l'on soit attaqués, fait prisonniers, par les Allemands, les sauvages, où je ne sais qui ? Suppose que pour une raison ou une autre, nous ne revenions jamais, soit par obligation, soit par un choix délibéré de notre part, suppose que nous devenions les esclaves d'un roi nègre?
-Et toi Sarah, es tu prête à affronter tous ces dangers, y compris les singes les araignées géantes et les alligators?
‑Si tu es à mes côtés et que le but de nos luttes soit la survie de notre amour, je suis prête à faire n'importe quelle folie, y compris d'aller sur la lune pourvu que nous y allions ensemble.
‑L'image me plait assez. Mais que feras tu de Sophia Mathilde ? D'Arthur ?
‑Arthur restera chez sa grand'mère à Marion, pour continuer l'école, et Sophia, je l'emmène.
‑Tu n'y penses pas, Sophia est encore un bébé, tu ne peux pas l'entraîner dans cette aventure !
‑Et pourquoi pas ? Je suis sa mère, c'est à moi de décider. Je ne tiens pas à ce qu'elle grandisse sans sa maman.
‑Oui, mais enfin, ici il y a Amiya pour s'en occuper, et dans de meilleures conditions.
‑ J'y ai pensé, mais Amiya viendra avec moi ! »
L'étonnement de Florane était à son comble. La stupeur sur son visage avait fait place à un sourire retrouvé. Elle était médusée par la volonté de Sarah, et commençait à penser que cette aventure vécue ensemble, pourrait les rendre inséparables.
«  Et Amiya, elle en pense quoi?
‑Amiya n'en pense rien, je l'emmène, je ne lui ai pas demandé son avis ni quoi que ce soit !
‑ Il vaudrait peut être mieux ?
‑ On verra.
« Je me sens obligée d'accepter. Je ne voudrais pas qu'Amiya me remplace entre tes bras !
‑ Merci Amiya s'exclama Sarah.
‑ Réfléchis encore ma douce amie, tu as tout le temps pour changer d'avis, avant de changer de vie. Je crois que l'on va vivre une aventure extraordinaire.
‑ Que tes vœux soient exhaussés. »
Florane se décida réellement. Elle prit le parti d'arranger ses affaires comme si elle devait ne jamais revenir. Ce serait plus simple à gérer.
Le temps passait, l'été s'en était allé, et le soleil était maintenant bas sur l'horizon. Il y avait déjà eu quelques chutes de neige, signe d'un hiver très précoce, donc très froid.
La maison sera occupée par la grand'mère d'Arthur, qui abandonnera La sienne de Marion.
Deux semaines avant le départ, Sarah convoqua Amiya en présence de Florane.
« Amiya, nous partons accompagner mon mari pour une mission qui pourra durer des mois, voire des années. Tu feras tes bagages en conséquence, tu nous accompagneras. »
Florane vit alors le visage d'Amiya  s'éclairer sur un sourire inhabituel.
« Et la petite, vous l'emmenez aussi?
‑ Evidemment, tu ne crois pas partir pour une promenade!
‑ Non, bien sûr madame, mais je suis très heureuse de votre confiance !
‑ N'oublie pas de prévenir ton fiancé !
‑ Ma femme plutôt! N'ayez crainte, cela n'est pas le plus grave si elle se languit de moi, elle trouvera bien à me remplacer. Et je la retrouverai à mon retour.»
Sarah et Florane se regardèrent, en riant, elles s'approchèrent d'Amiya, et s'enlacèrent toutes les trois.
Les femmes étaient prêtes maintenant, le départ était proche. Elles s'étaient constitué la plus parfaite garde-robe dont pouvaient rêver les aventurières de roman. 
Sarah fit ses dernières révélations à Florane:
« Nous partirons de New-York, à bord d'une goélette, la « Mary Sellars » 
Ce voilier n'est pas trop grand, nous y serons un peu à l'étroit. Il arrive de Halifax en Nouvelle Angleterre, où il a embarqué une partie du chargement. Benjamin est déjà à bord. 
Amiya et toi ne figurerez pas sur le livre des passagers, vous embarquerez à Portland où Benjamin fera escale. Vous voyagerez incognito, le navire ayant un sauf conduit militaire ne sera pas visité. Néanmoins, vous devrez éviter de vous manifester avant que nous soyons au large.
-Mais aucun problème ma chère Sarah, je suis ton esclave dévouée. Mary Sellars, « La Marie Céleste » en français.  N'est-ce pas plus joli ? C'est un joli nom » s'écria Florane, 
« Il va nous porter chance. »
Elle savait bien sûr que Sarah n'avait pas tout dit, et qu'elle le ferait une fois au large.
-C'est vrai mon cœur, tout ce qui est français est tellement plus joli. »
Le matin suivant un messager vint prévenir Sarah que la « Mary Céleste » avait quitté le port d'Halifax et serait  dans le port de New York d'ici trois ou quatre jours.
Les trois femmes mirent la dernière main à leurs malles, confièrent les clefs au concierge, et partirent pour New York. La route était facile en voiture hippomobile, En passant par Albany, et en traversant la réserve d'Adirondack. Elles se séparèrent à Albany, et continuèrent leur route séparément.
Quand Sarah arriva sur le port de New York, la Marie Céleste venait d'accoster.
Les formalités de douanes furent escamotées, grâce au sauf-conduit militaire du capitaine Briggs. Tout ce qui fut écrit sur le départ de la Mary Céleste, le fut sur
la dictée de Benjamin Briggs.

Les femmes se retrouvèrent à bord, et Sarah découvrit leurs quartiers. L'espace était minuscule, et pour les trois femmes et le bébé c'était on ne peut plus juste.
Le capitaine donna des ordres pour l'aménagement. Et un réduit contigu fut ajouté au logement. Il apprît aux femmes que leur destination était le port de Gênes en Italie, et que l'appareillage était prévu avec la marée du matin. Sarah semblait être au courant, Mais Florane, bien que connaissant l'Italie, fut un peu déçue, quant à « l'exotisme » de la mission. Mais peu importait en vérité, c'était un jeu auquel elles allaient participer avec plaisir.
Florane, du bastingage observait le chargement du bateau. On lui dit que mille sept cents dix barils d'alcool dénaturé seraient embarqués. Mais il n'en arrivera au mieux que mille sept cent cinq, car les « dockers » laissèrent chuter un groupe de cinq barils qui se brisèrent sur le canot de bâbord. Celui-ci fut ensuite descendu, et, faute de temps ne fut ni réparé, ni remplacé. Dans la soute inférieure, il y avait selon le Capitaine Briggs, une dizaine de futs marqués aux armes de la « Standard-oil » de M. Rockefeller, récemment créée. Ces futs contenaient une huile pétrolifère rare. Cette cargaison « secrète » n'apparût sur aucun document officiel. Ces barils étaient fixés au fond de la coque, peints en noir, et recouverts d'une quantité suffisante d'eau noire. De l'extérieur, on ne pouvait rien voir de ce qui était dissimulé dans cette eau. La Mary Sellars, avait changé de nom quand elle avait changé de propriétaire. Auparavant son nom était «L'Amazone » Ce qui n'aurait pas déplu aux passagères. Ce navire avait rencontré beaucoup de mésaventures, peut être par ce qu'il fut mal gouverné. Qu'il y ait de l'eau à fond de cale, n'aurait étonné personne. De plus, la pompe de vidange était hors d'usage.
Le soir venu, au cours du repas, Florane s'étonna auprès du Capitaine, que l'on transportât   à grand frais et sur une longue distance, de l'alcool dénaturé, un produit basique qui pouvait être fabriqué n'importe où, pour n'importe quel prix. Le capitaine Briggs avait beaucoup de considération pour Florane. Il la trouvait évidemment très jolie, très intelligente, et il lui était reconnaissant d'avoir apporté le bonheur à Sarah.
« Vous avez totalement raison Florane, je reconnais bien là votre perspicacité. En fait vous l'avez compris, notre mission est toute autre, et plus délicate, mais vous en saurez plus bientôt ».
Par souci de discrétion, les fenêtres du quartier des femmes avaient été obturées par des planches. Au cours des jours suivants, ces planches seront remplacées par des persiennes que fabriquera le menuisier du bord.
Il y aurait à bord 7 marins expérimentés. Il faut dire qu'une Goélette de cent pieds, ce n'est pas si grand. Mais elle attirera sûrement moins l'attention qu'un cargo mû par la vapeur, comme c'est la mode maintenant. Florane se demandait toujours comment on avait pu mettre mille sept cents cinq barils, plus une cargaison secrète, plus de l'eau plus onze personnes et leurs bagage, plus des provisions pour six mois, plus un bébé de deux ans, dans un aussi petit bateau. A cette question, le capitaine répondit de façon laconique.
« Vous avez à faire à des militaires. S'il est écrit qu'il y a mille sept cents cinq barils, c'est vrai pour tout le monde. Et si quelqu'un les compte et qu'il n'en trouve que la moitié, c'est lui qui sera accusé d'être un voleur. »
Evidemment, vu comme ça, tout était parfait.

 

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