Le blog d'eve anne, Madrid.

 

 

La Devise du Québec

"Je me souviens"

La devise du Québec est demeurée pour beaucoup un mystère historique.

Personne n'en comprenait la signification.

C'était si simple, il suffisait de demander!

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Québec hiver 1876, en fin de matinée le soleil donnait à la ville gelée, les mille feux du diamant. Le froid était vif et les passants emmitouflés étaient peu nombreux. Pourtant, sur le trottoir ensoleillé, un homme ne semblait pas ressentir de gêne à déambuler tête nue, normalement vêtu, ou plutôt anormalement vêtu dans l'air glacé. Il n'avait pas de gants, et son regard bleu était perdu dans le rêve où il flottait. Il tenait à la main un petit rouleau de papier, et ce feuillet enroulé faisait de lui l'homme le plus heureux de la terre. Il suffisait de le regarder pour remarquer le sourire qui illuminait son visage d'homme intelligent et déterminé. Il venait d'avoir quarante ans, son allure était alerte, et son élégance impeccable attirait le regard.
Eugène Etienne Taché, ingénieur civil et arpenteur, travaillait au département des terres de la couronne. Architecte à ses débuts, il s'était fait remarquer pour ses plans d'arcs de triomphe élevés en 74 à l'occasion du deuxième centenaire du diocèse de Québec. Au moment où nous le retrouvons par ce froid intense, rayonnant de bonheur, Le premier ministre, Charles Eugène Boucher en personne venait de lui confier la construction de L'Hôtel du Parlement. Les plans qui constituaient son dossier, et qui avaient emporté la décision étaient inspirés par le style « second empire » qui se distingue entre autres choses par des toitures mansardées et son décor riche et abondant emprunté au répertoire des formes classiques. Les historiens de l'architecture s'accordent de nos jours pour dire que le Louvre lui avait servi d'exemple déterminant.  

      Rien d'étonnant à cela, Taché était un ardent francophile. L'élaboration de son dossier faisait suite à un voyage à Paris durant les mois précédents, période fondamentale qui bouleversa son existence, et qui devait être le début de son prodigieux destin. Il était arrivé à Paris septembre 74, et il s'installa dans un petit meublé d'une petite rue non loin du Châtelet. De là commencèrent ses visites dans toute la capitale.     De là commença son émerveillement. Ne pouvant à lui seul prendre autant de notes quil l'aurait souhaité, il eut l'idée de s'attacher les services d'étudiants de l'école d'Architecture qui l'accompagnèrent et l'aidèrent à prendre quantité de croquis des détails des monuments les plus remarquables de la capitale. Le Louvre fut de tous, celui qui l'impressionna le plus , Bientôt il ne passa son temps qu' à rechercher tous les détails de la construction . Il travaillait vite, et le soir venu il aimait à fréquenter les lieux les plus à la mode, voire à faire la connaissance des gens de lettres, des peintres, des poètes et des artistes les plus en vue. Il rencontra les poètes Parnassiens, Leconte de Lisle, Sully Prud'homme, Banville, Heredia, Coppée, qui défendaient le lyrisme impersonnel et la théorie de l'art pour l'art. Puis il connut Rimbaud et Verlaine. La peinture le passionna également, ainsi que la philosophie .Il fréquenta assidûment les théâtres et les concerts. Mozart lui apporta de réels moments d'intense bonheur. Durant cette période, il fut invité chez une jeune femme élégante qui recevait régulièrement dans l'Hôtel de Laberlière propriété de son père, Le Comte de Laberlière.  Simone Jehan de Laberlière, était une réelle beauté. Brune au regard sombre, souriante, visiblement heureuse de vivre et de faire l'admiration de tous. Sa beauté ne faisait pas ombrage à son intelligence, que tout le monde appréciait à sa juste valeur. Taché eut le coup de foudre pour la belle Simone, et ce sentiment fut bientôt partagé.

 

Elle aimait cet homme élégant et discret, qui parlait doucement, avec l'accent inimitable qui ajoutait une pointe d'exotisme à sa personnalité déjà très affirmée. Bientôt il devint l'habitué de la maison, bientôt il ne la quitta plus. Il aimait à prendre part aux discussions politiques, il écoutait avec plaisir l'Histoire des derniers évènements, il apprit aussi le tragique destin de Gérard de Nerval, peut être le dernier des grands romantiques ,précurseur de l'exploration surréaliste de l'inconscient. Simone était, elle aussi, très admirative de cet écrivain dont elle avait lu toutes les oeuvres. Elle lui racontait les péripéties de la vie agitée de l'homme, ses maladies mentales, ses souffrances, ses rémissions. Elle lui fit découvrir sa poésie en faisant ressortir le mélange du passé et du présent, du rêve mêlé à la réalité. Elle lui récita les plus belles de ses poésies, « Je suis le ténébreux le veuf, l'inconsolé », «Il est un air pour qui je donnerais tout Rossini tout Mozart et tout Weber ». Taché aidé de sa mémoire prodigieuse n'eut aucun mal à retenir ces poésies, qui l'accompagnèrent durant toute sa vie. Le séjour parisien de Taché touchait à sa fin, et l'amour de Simone pour Etienne s'amplifia au fil de ces derniers jours. La séparation prochaine rendait leur passion de plus en plus violente, ils ne se quittaient plus, de peur de perdre une seconde de leur amour, ils ne voyaient plus leurs amis, il ne travaillait plus, ils vivaient en espace clos, le temps s'était arrêté. Un matin pourtant la raison lui revint, Il avait un projet à terminer, un dossier à constituer, il n'avait plus beaucoup de temps il décida de son départ qu'il fixa au surlendemain. Simone le comprit, Elle n'essaya rien qui puisse le retenir. Le surlendemain, la calèche était là, déjà chargée des volumineux bagages, Simone enlacée par Etienne sur le perron de l'Hôtel. Adieux douloureux, larmes au goût de sel, dernière caresse, dernier regard brillant de larmes et d'amour. Ultimes mots murmurés. La calèche se mit en marche dans l'allée gravillonnée bordée de marronniers en fleurs. Au bout du chemin Taché fit arrêter la voiture et descendit, il voulait fixer dans sa mémoire l'image de cette maison où il vécut les plus beaux moments de sa vie. Au moment où il levait les yeux vers la maison, un rayon de soleil vint caresser la façade, et s'arrêta sur une fenêtre au second étage, à droite de la porte d'entrée : Simone était là, à sa fenêtre elle y était venue pour accompagner du regard son ami le plus longtemps possible, Elle ne fit pas un geste, il n'en fit pas non plus. Quelques instants de forte émotion, puis il reprit le chemin du retour.
Arrivé à Québec, il se mit au travail , et on ne le vit plus durant plusieurs mois, Quand il eut terminé son projet, il demanda audience au ministère qui le reçut quelques jours plus tard.  Peu après convoqué à nouveau , il fut informé que son projet avait été retenu
Les travaux de la première partie de l'édifice durèrent près de 5 ans, et en 1883 le gouvernement donna son accord pour la réalisation de l'aile principale, celle donnant sur l'actuelle avenue Honoré Mercier. Cette aile qui devait abriter l'Assemblée législative, et le Conseil législatif, fut désignée du nom de « Palais Législatif ».
L'Hôtel du Parlement fut pratiquement achevé le 8 avril 86 quand les députés étrennèrent leur nouvelle salle de l'Assemblée Législative.  
Mais tout n'était pas tout à fait terminé, Taché s'était réservé le soin de décorer la façade principale. Il eut l'idée d'y faire sculpter les armoiries du Québec (qu'il imagina lui même). Celles ci ne furent modifiées que beaucoup plus tard. . Le chef de l'écu sur fond d'azur, orné de trois fleurs de lis d'or symbolise le premier régime politique que connût le Québec, l'époque de la Nouvelle-France. Au centre, un lion d'or passant regardant représente le régime qui suivit : le régime Anglais. La pointe de l'écu sur fond d'or montre une branche de trois feuilles d'érable et représente le troisième régime : la Confédération. L'écu est surmonté de la couronne héraldique de la Grande Bretagne. Au dessous de l'écu, Taché place un listel destiné à recevoir une devise, pour le choix de laquelle il hésita longuement. Il pressentait que ce qui serait écrit à cet endroit aurait une grande importance pour son pays.

Un après midi d'automne, le soleil commençait à disparaître derrière la colline, colorant l'édifice de lueurs dorées. Taché se trouvait au pied de l'escalier, devant le perron, en face de la porte d'honneur, au dessus de laquelle avait été placé l'écu. A sa gauche, au coin du bâtiment un vieux mendiant jouait un air de violon mélancolique que Taché ne reconnut pas. Au dessus de la porte, à droite, au second étage, une fenêtre était éclairée, une fenêtre pourvue d'un voile tiré , derrière ce voile une silhouette se dessinait en ombre chinoise. . .
Un flot de souvenirs en cet instant lui revint en cascades, et son coeur se mit à battre dans sa poitrine . . . . Après toutes ces années . . . Paris . . . . Le Louvre. . . . Simone . . . . Mon aimée. . . . Le départ . . . La maison. . . . La fenêtre. . .
Puis, au son du violon, il se mit à murmurer en lui même le premier poème qui lui revint en mémoire :

 

       


                        Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, Tout Mozart et tout Weber           Un air très doux, languissant et funèbre, Qui pour moi seul a des charmes secrets   Or chaque fois que je viens à l'entendre De deux cents ans mon âme rajeunit C'est sous Louis Treize et je crois voir s'étendre Un coteau vert que le couchant jaunit   Puis un château de briques à coins de pierre Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs Ceint de grands parcs avec une rivière Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs   Puis une Dame à sa haute fenêtre, Blonde aux yeux noirs en ses habits anciens Que dans une autre existence peut être J'ai déjà vue, et dont je me souviens !   Fantaisie, Gérard de Nerval

 

   La dernière strophe inconsciemment, il l'avait récitée à haute voix Taché resta figé un moment comme pour se recueillir ; dans le soir, ses pensées étaient douces, et son regard perdu dans un lointain passé.
Sa devise était trouvée , c'était celle là, et il ne pouvait plus en être autrement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le violon s'était tu, Il rentra chez lui à pied, la tête pleine des images qu'il avait extraites au plus profond de lui même.         
Le lendemain matin il donna ses ordres au sculpteur qui, habitué à toutes les « fantaisies » 
de l'architecte, ne posa pas de questions et la devise fut sculptée telle quelle :           « Je me souviens »         
Si le sculpteur ne fut pas curieux il n'en alla pas de même pour tous les habitants du Québec
Le gouvernement en premier lieu voulut savoir le pourquoi et le comment. Taché n'avoua jamais la véritable raison de ce choix, se retranchant derrière les hypothèses des journalistes.  Cette devise a fait couler beaucoup d'encre. Taché déclara seulement qu'elle lui paraissait opportune et conforme à l'Histoire de son pays. Ce qui satisfit le plus grand nombre. De là, connaissant les idées de l'architecte, d'aucuns y allèrent de leurs trouvailles, du genre :
          « Je me souviens
Que né sous le lis Je fleuris sous la rose. . . . »   Un autre jour enfin, peut être pour renforcer la confusion, n'eut-il pas l'idée futile de déclarer à un journaliste qui l'interrogeait sur ses projets : 
« Je n'ai pas de projets immédiats, un voyage peut être . . ., je verrai . . . » et d'enchaîner en souriant avec malice:
 « Je suis un Canadien errant »
Il n'en fallait pas plus .C'était le titre d'une chanson de l'époque écrite par Antoine Gérin Lajoie, une chanson triste et nostalgique dans laquelle on trouve cette phrase :
« Va dire à mes amis que je me souviens d'eux »
Taché mourut à Québec en 1912 après avoir multiplié les chefs d'oeuvres. Personne ne lui avait plus jamais posé de questions sur sa fameuse devise sachant pertinemment qu'il aurait fallu creuser dans le jardin secret du bonhomme pour en trouver la clef. Et les Québécois respectueux de la pensée de chacun n'en manifestèrent jamais l'envie. Simone Jehan de Laberlière fit en 1913 son premier voyage au Québec, Elle n'avait eu depuis prés de quarante ans, de nouvelles de son ami Québécois dont le charmant souvenir ne la quittât pourtant jamais. Elle apprit son décès par hasard par un article de journal. Sa première visite fut évidemment pour l'Hôtel du Parlement. Devant l'entrée, le guide désigna la sculpture et sa devise, en expliquant celle-ci à sa façon.   Elle lut la devise, et comprit à l'instant qu'il sagissait du dernier mot d'amour qui lui était destiné.                                                                                        

                               Ecrit par eve-anne à Compiègne le 25 février 2001. .

 

Lun 3 sep 2007 Aucun commentaire